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La recherche maçonnique aujourd'hui

Entretien avec Alain Bernheim

 

Renaissance Traditionnelle 163-164 (2012)

 

 

Alain Bernheim est aujourd'hui reconnu comme l'un des principaux historiens de la franc-maçonnerie, tant aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qu'en France ou en Allemagne. Il a publié plus d'une centaine d'études - en anglais, en français ou en allemand - dont plusieurs ont véritablement révolutionné certains secteurs de l'histoire maçonnique. Cet infatigable chercheur connaît en ce moment une « actualité » particulièrement chargée.

 

En 2010 il a été le premier franc-maçon français à être coopté comme membre de la célèbre loge de recherche londonienne Quatuor Coronati fondée en 1884 ; le Suprême Conseil de France lui a décerné cette année le prix Caroubi et il vient de terminer un volume de 700 pages annoncé aux éditions Dervy pour la rentrée : Le rite en 33 grades – De Frederick Dalcho à Charles Riandey.

 

Or Alain Bernheim est aussi un fidèle compagnon de route de Renaissance Traditionnelle depuis la création de notre revue en 1970. Nous avons donc souhaité faire avec lui un tour d'horizon de ses recherches actuelles.

 

 

A.B. Cher Pierre, merci pour l’invitation que Roger et toi avez eu la fraternelle gentillesse de m’adresser.

 

Depuis près d’un demi-siècle, j’ai simplement tenté de comprendre les évènements qui ont jalonné l’histoire de la franc-maçonnerie en appliquant la remarque de Pierre Chevallier : « Le rôle de l’historien n’est ni de condamner les uns, ni d’acquitter les autres. L’histoire, contrairement à une opinion reçue, n’a pas à juger, mais à expliquer et à faire comprendre. Le jugement est une opération délicate, très sujette aux faux-pas, et les juges ne sont pas infaillibles. Les mobiles des actes, des décisions, voilà ce qu’il faut élucider et c’est une tâche d’autant plus difficile que la période que l’on scalpe et que l’on autopsie est plus proche de nous »[1].

 

J’en ai profité pour rendre hommage aux historiens oubliés qui firent des découvertes – par exemple Daruty – et je reconnais avoir exercé mon humour sur le dos de ceux qui accordent plus d’importance à leurs opinions qu’à ce que disent les documents et sur celui de ceux qui recopient ce que d’autres ont trouvé avant eux en “oubliant” de citer leur source. Je crois ainsi avoir suivi mon ami Marius Lepage qui écrivit : « l‘un des plus graves défauts des Francs-Maçons c'est de confondre charité et tolérance, affection et vérité »[2].

 

R.T. Comment es-tu devenu l’ami de Lepage ?

 

A.B. La loge du Grand Orient de France qui m’a initié à Sarrebruck n’avait aucun contact avec les deux loges de la même ville appartenant aux Grandes Loges Unies d’Allemagne. Je demandai pourquoi. Mes Frères savaient mal expliquer cette situation, ils m’ont dit que c’était compliqué et que je comprendrais plus tard.

 

Or au cours de la même année, en 1963, Corneloup publia Universalisme et Franc-Maçonnerie. Hier - Aujourd’hui. Son livre expliquait les notions de régularité et de reconnaissance. Au début du premier chapitre, il écrivait : « Apprenons à ceux qui ne l’auront pas découvert d’eux-mêmes la distinction à faire entre l’Ordre et les Obédiences ». Et en note : « Consulter le livre de Marius Lepage L’Ordre et les Obédiences aux Éditions Derain à Lyon ». J’ai suivi son conseil. Je leur ai écrit à tous les deux pour les remercier. Notre volumineuse correspondance ne prit fin qu’avec leur disparition[3].

 

Il y a une dizaine d’années, lorsque ma collaboration fut sollicitée pour participer à l’Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, j’ai suggéré (et rédigé) une vingtaine d’entrées supplémentaires, notamment des notices biographiques pour Corneloup, Lepage et René Guilly dont j’ai également été l’ami. Le fondateur de Renaissance Traditionnelle publia mon premier article dans le numéro 3 de sa revue en 1970 sous le pseudonyme anagrammatique d’Henri Amblaine.

 

Ce trio de Maçons exceptionnels m’accorda très tôt sa confiance et son amitié. Il fut suivi bien plus tard par Arturo de Hoyos, l’étonnant Grand Archivist et Grand Historian du Suprême Conseil de la Juridiction Sud des États-Unis d’Amérique, juridiction à laquelle j’appartiens. Je ne connais pas d’historien de la franc-maçonnerie plus compétent que lui aujourd’hui.

 

 

R.T. La plus ancienne loge de recherche du monde, Quatuor Coronati No. 2076 de la Grande Loge Unie d’Angleterre, t’a décerné le Norman Spencer Award[4] en 1986 et en 1993 — tu es le seul à l’avoir reçu deux fois. Cette loge vient de t’élire comme membre actif en 2010 et tu es le premier Français à en faire partie depuis sa création en 1884. Pourquoi t’ont-ils élu si tard ?

 

A.B. C’est très simple. Le Brigadier Jackson m’avait suggéré d’envoyer l’article qui reçut le Spencer Award en 1986. Un an plus tard, Freddie Seal-Coon et lui présentèrent ma candidature à la loge. L’un de ses membres, fort influent, inventa (entre autres) que je participais à des réunions d’organismes maçonniques irréguliers et déclara « Moi vivant, Bernheim ne sera jamais membre de la loge Quatuor Coronati ». Mon nom reçut plusieurs boules noires. Jackson démissionna et consacra aux raisons de sa démission un chapitre (que je possède) de ses Mémoires encore inédits.

 

Cyril Batham qui m’aimait bien me suggéra quelques années plus tard de soumettre un autre article pour le Spencer Award. Prudent, je l’envoyai sous mon vieux pseudonyme Henri Amblaine et reçus à nouveau le prix en 1993[5]. Ceux qui m’avaient blackboulé ne furent pas contents. Ils inventèrent – le bruit court encore aujourd’hui – que soumettre un envoi après avoir déjà gagné le prix aurait constitué un acte contraire au règlement. La vérité est que celui-ci ne prévoyait alors aucune restriction mais qu’il fut modifié l’année suivante, sans aucun doute à cause de moi. Quant au “membre fort influent”, toujours vivant, il n’est plus membre de Quatuor Coronati sans en avoir démissionné.

 

 

R.T. Tu viens d’évoquer la Juridiction Sud des États-Unis qui t’a décerné le 33ème grade en 2001. Ici encore, cette distinction n’est-elle pas arrivée assez tard dans ta vie maçonnique ?

 

A.B. Il y a une trentaine d’années, habitant la Bavière, je relevais de la juridiction du Suprême Conseil d’Allemagne. Ayant appris que le président d’un des ateliers de la région dans laquelle j’exerçais les fonctions d’Inspecteur-adjoint était un ancien nazi, j’exprimai mon étonnement à mon ami le Grand Commandeur qui assistait à mes concerts et m’invitait à dormir chez lui. Ma remarque se heurta à un regard bleu d’acier dont l’auteur fit en sorte que le grade le plus élevé du rite, que je devais recevoir peu après, soit retardé à jamais… dans sa juridiction.

 

Après sa mort, survenue en 1991, les archives du Berlin Document Center, enfin accessibles aux chercheurs, révélèrent qu’il était devenu membre du NSDAP le 1er janvier 1941 et que son successeur immédiat l’était devenu cinq mois plus tard[6].

 

Lors d’une réunion à Washington il y a deux ans, je racontai cette histoire à deux dignitaires de la franc-maçonnerie. L’un d’eux déclara quelques heures plus tard que j’étais un homme dangereux.

 

 

R.T. Serais-tu un homme dangereux ?

 

A.B. Si être dangereux consiste à faire des découvertes, c‘est bien possible.

 

J’ai l’avantage d’être trilingue et d’avoir vite compris l’aide inestimable que l’ordinateur apporte dans un domaine tel que celui de l’histoire de la franc-maçonnerie. Lire couramment l’anglais et l’allemand me permit, en suivant les indications précises de Kloss et de Gould, de retrouver les Règlements Généraux de la première Grande Loge de France (1743) et les Statuts de la R\ L\ St Jean de Jérusalem (1755) qu’en 1956 Marcy disait perdus depuis plus d’un siècle[7]. J’en fis état lors d’un colloque organisé par le Grand Orient de France en 1967.

 

En achetant les vieux numéros d’Ars Quatuor Coronatorum que la loge Quatuor Coronati mit en vente à bas prix lorsqu’elle déménagea vers la fin des années 1960, je découvris les articles de Sitwell et sa mention des ‘documents du Frère Sharp’[8]. Harry Carr me confia les copies d’articles de Sitwell qui n’avaient jamais été publiés. J’en trouvais d’autres dans St Claudius No. 21 dont il avait été le Vénérable fondateur[9]. Je compris que ces Documents Sharp étaient en réalité constituées par les archives de L’Anglaise, la plus ancienne loge de province française.

 

Grâce aux procès-verbaux confidentiels de l’History Committee de la Juridiction Nord des États-Unis, je découvris qu’en 1952 l’un de ses membres, Voorhis, avait retrouvé le Frère Sharp en Angleterre, qu’il lui avait acheté les documents que Sharp avait volés, et qu’en échange de photocopies que la Bibliothèque Nationale avait adressées à cet History Committee, celui-ci avait envoyé à Madame de Lussy un microfilm des « Documents Sharp » qui se trouvait toujours dans un tiroir de son bureau sans que quiconque ait pris conscience de son intérêt. Je racontai cette histoire en détails dans Ars Quatuor Coronatorum en 1989[10], mais la première mention de ma découverte avait paru dix ans plus tôt dans Renaissance Traditionnelle[11].

 

 

R.T. Fais-tu encore des découvertes ?

 

A.B. Les dernières sont en train d’être publiées dans Heredom[12]. Elles concernent Joseph Cerneau et les extraordinaires documents inédits que sont deux livres de procès-verbaux d’ateliers qu’il créa à New York et à Charleston. Ces documents, ainsi que d’autres qu’Arturo de Hoyos a redécouverts, vont amener une réévaluation radicale de l’histoire des débuts du rite en trente-trois grades. Je vais t’en donner un exemple qui sera un scoop pour Renaissance Traditionnelle.

 

Tu connais l’importance des textes transcrits au début du Recueil des Actes du Suprême Conseil de France, publié à Paris en 1832. Je les ai reproduits et analysés dans Renaissance Traditionnelle il y a un quart de siècle[13]. Entre une version des Règlemens et Constitutions (dits) de 1762 et des Constitutions (dites) de 1786, ce livre contient ce que j’ai appelé des « Textes Intermédiaires »[14]. Aucun historien de la franc-maçonnerie n’a établi quels étaient les corps maçonniques dont ces textes avaient constitué la loi. Or les trois premiers sont reproduits au début des 170 folios du Registry (Livre de procès-verbaux) du Grand Conseil de Princes du Royal Secret créé à Charleston par patente du 19 avril 1815 du Grand Consistoire Cerneau sis à New York. Autrement dit, ils constituent les règlements de l’Ordre du Royal Secret d’Estienne Morin que Cerneau perpétuait.

 

 

R.T. Ces découvertes font-elles partie de ton livre que Dervy va publier, Le rite en trente-trois grades – De Frederick Dalcho à Charles Riandey ?

 

A.B. En partie seulement, parce que sa rédaction était terminée avant que l’analyse de ces manuscrits ait été complétée. Mais parmi les documents inédits que contient mon dernier livre, on découvrira les circonstances singulières de la création de la Juridiction Nord des États-Unis, la révolution de palais qui agita la Juridiction Sud quelques années plus tard après la mort d’Emanuel De La Motta, le compte rendu de la conférence qui réunit à Montebello au Canada en 1954 six Suprêmes Conseils de langue anglaise au cours de laquelle la Juridiction Sud des Etats-Unis faillit prendre la décision de ne plus reconnaître le Suprême Conseil pour l’Angleterre et le Pays de Galles.

 

Enfin la première partie du livre est consacrée à décrire, presque jour par jour et à l’aide de plusieurs documents inédits, les événements qui entourèrent la création du Suprême Conseil pour la France en 1964 et 1965.

 

 

R.T. Serait-ce la raison pour laquelle le Suprême Conseil de France vient de te décerner le Prix Caroubi cette année ?

 

A.B. De bonnes langues le penseront peut-être bien que ce soit nullement le cas. Au mois d’août 2010, j’ai fait la connaissance du Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France, le Très Illustre Frère Claude Collin. Il connaissait mes travaux passés et m’annonça que son Suprême Conseil avait décidé de me décerner ce prix[15].

 

 

R.T. Et pour terminer, comment s’est passé ton retour à Londres au mois de novembre dernier ?

 

A.B. Je ne trahirai aucun secret en disant que nombreux furent les membres de la loge qui eurent la bonté de me dire ou de m’écrire qu’ils attendaient ce moment depuis longtemps. Tout particulièrement mon vieil ami Neville Cryer qui m’avait longuement serré dans ses bras lorsque je donnai une conférence à Sheffield devant la Manchester Association for Masonic Research au mois de mai 2010. Un mois plus tard une lettre officielle du Secrétaire Jim Daniel m’apprit la bonne nouvelle. Détail significatif : le jour même de ma réception, j’eus l’honneur – on m’apprit qu’il était inhabituel – d’être choisi comme Officier de la loge.

 

De tout cela, je tire la même conclusion que Cocteau, reçu docteur honoris causa de l’université d’Oxford en juin 1956, qui écrivit dans son Journal : « En m’honorant, l’Angleterre honorait la France »[16].

 

Notes

 

[1]           Pierre Chevallier 1984, Histoire de la Franc-Maçonnerie française (1877 - 1944), p. 302.

 

[2]           Le Symbolisme n° 369, mars-mai 1965, p. 203.

 

[3]           Lepage en 1972, Corneloup en 1978. Voir la ‘Lettre Ouverte au T.C.F. Jean Baylot' que j’adressai à Lepage et qu’il publia en 1969 dans Le Symbolisme N° 390.

 

[4]           Le prix peut être décerné une fois par an. Le nom de l’auteur doit être inscrit dans une enveloppe séparée afin de préserver son anonymat auprès du jury de la loge.

 

[5]           Il fut publié dans le volume 106 d’AQC. Une note indiquant qu’Henri Amblaine était le pseudonyme d’Alain Bernheim et que l’oubli de cette indication provenait d’une « series of unfortunate misunderstandings » (une série de regrettables malentendus) parut page vii du volume 107.

 

[6]           L’un avait été initié en 1950, l’autre en 1965. Cf. ‘Les évènements de 1961’, pp. 309-313 d’Une certaine idée de la franc-maçonnerie (Dervy 2008).

 

[7]           Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie, tome II, p. 173 . Ma communications fut publiée en 1969 dans le N° 197 des Annales Historiques de la Révolution Française.

 

[8]           AQC 40 (1928).

 

[9]           Voir mon ‘Hommage à Saint-Claudius n° 21’ publié en 2009 dans le numéro 154-155 de Renaissance Traditionnelle.

 

[10]          AQC 101, p. 103. En 1993, Renaissance Traditionnelle publia dans son numéro 93 le répertoire des Documents Sharp que j’avais établi. Voir aussi une note que je publiai en 1996 dans le volume 108 d’AQC, 'An "Introduction" to the Sharp Documents ?'.

 

[11]          Renaissance Traditionnelle 38 (1979), p. 142.

 

[12]          ‘Joseph Cerneau, His Masonic Bodies, and His Grand Consistory’s Minute Book – Part I’. Heredom 18, 2011, pp. 25-84.

 

[13]          'Le "Bicentenaire" des Grandes Constitutions de 1786: Essai sur les cinq textes de référence historique du Rite Écossais Ancien et Accepté', Renaissance Traditionnelle Nos 68-70 (1986-1987).

 

[14]          Renaissance Traditionnelle No. 68, pp. 262 et suivantes, No. 69, pp. 38 et suivantes.

 

[15]          Le Suprême Conseil de France indique que le Prix Caroubi, doté d’un montant de 5.000 Euros, porte le nom du généreux Frère donateur qui souhaita que fut périodiquement honorée une personnalité ayant contribué par ses recherches à une meilleure connaissance du Rite Écossais Ancien et Accepté.

 

[16]          Le Passé Défini V (2006), p. 150.

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